Depuis qu’il y a eu des hommes, il y a aussi eu des troupeaux d’hommes (associations de familles, de communautés, de tribus, de peuples, d’États, d’églises) et toujours beaucoup d’obéissants en comparaison du petit nombre de ceux qui commandaient. En considérant donc que l’obéissance a été jusqu’à présent le mieux et le plus longtemps exercée et enseignée parmi les hommes, on peut aisément supposer que, d’une façon générale, chacun possède maintenant le besoin inné, comme une sorte de conscience formelle laquelle ordonne : « Tu dois absolument faire telle chose, tu dois absolument ne pas faire telle autre chose », bref : « Tu dois »…
Par delà le bien et le mal, §199
L'idée que les croyances et rituels partagés sont des moteurs puissants de cohésion de groupe remonte à Émile Durkheim, voire à Platon ou Confucius. Pierre Van den Berghe partage cette vue, s'alignant implicitement avec Nietzsche, qui considère les religions comme des idéologies permettant aux groupes ethniques de rationaliser leur pouvoir. Bien que son livre The Ethnic Phenomenon n'ait pas de chapitre dédié à ce sujet, un lecteur attentif remarquera que ce thème est omniprésent. Van den Berghe note, par exemple, que de nombreuses religions attribuent à leurs croyants un mythe d'origine familiale commune. L'Ancien Testament affirme que tous les hommes descendent d'Adam et Ève, tandis qu'au Japon, il est communément admis que toutes les familles sont des branches de la maison impériale. On comprend rapidement que ces idées peuvent justifier de nombreuses idées politiques. Mais avant d'aller plus loin, il est important de se demander comment ces mythes fonctionnent et comment renforcent ils la cohésion d'un groupe ethnique?
Selon Mircea Eliade, un rituel est un acte symbolique qui permet la hiérophanie, c'est-à-dire la réactualisation d'un mythe fondateur, permettant aux participants de se connecter à ce dernier et de transcender brièvement leur vie mondaine. Lorsqu'ils sont effectués à répétition, les rituels ont pour effet de remémorer aux participants un ordre métaphysique ou cosmique, renforçant ainsi les liens communautaires. Par le passé, plusieurs groupes ethniques ont bénéficié d'une cohésion accrue grâce aux rituels. Pensons par exemple aux Hébreux, pour qui les fêtes religieuses comme la Pâque et les rituels du Temple ont permis d'unifier les différentes tribus d'Israël en une seule communauté sous un Dieu unique. De même, les anciens Grecs utilisaient les mythes des dieux de l'Olympe et les célébrations des Jeux Olympiques pour créer un sentiment de panhellénisme, une identité commune parmi leurs cités-États. Finalement, plusieurs sociétés africaines traditionnelles, telles que les Zoulous, utilisent des cérémonies religieuses et les danses tribales pour renforcer la solidarité et la cohésion interne.
La religion peut aussi servir à rationaliser la conquête de territoires et à justifier la guerre. Eliade décrit comment les rituels, par la cosmogonie, sacralisent un territoire, comme les explorateurs chrétiens qui intégraient de nouvelles terres à l'ordre chrétien par des cérémonies religieuses. Les Hébreux sacralisaient Canaan par des rituels religieux, marquant une appropriation divine, et les musulmans sacralisent temporairement l'espace en priant vers La Mecque. Les dieux sont souvent invoqués pour justifier la guerre, comme les Assyriens avec le dieu Assur, les Hébreux dans l'Ancien Testament contre les Cananéens, et les Aztèques pour les sacrifices humains. La révolte des Boxers en Chine est un exemple plus récent de l'utilisation de la religion pour légitimer la lutte contre les influences étrangères. Même après une défaite, la religion continue de jouer un rôle clé.
Une tactique politique clé pour maintenir le pouvoir sur les vaincus et les assimiler est d'intégrer une élite artificielle à la culture conquérante. Par exemple, Pierre Van den Berghe remarque que les Romains accordaient progressivement la citoyenneté via des rituels et des mariages. Plus tard, les empereurs byzantins utilisaient le christianisme pour intégrer les peuples conquis en les convertissant à la foi orthodoxe, ce qui renforçait leur loyauté à l'empire. Un autre exemple est l'utilisation de l'Islam par les califats omeyyades et abbassides pour intégrer les peuples conquis, en offrant des avantages sociaux et économiques aux convertis. Ultimement, les vaincus en viennent à perdre leurs distinctions phénotypiques et culturelles qui constituaient leur ethnie en adoptant la religion des vainqueurs.
Aujourd'hui, beaucoup d'Occidentaux se considèrent comme athées. Selon eux, toutes les religions seraient également mauvaises. La moralité devrait donc se baser sur une éthique humaniste, rationelle et surtout universelle. Les mœurs traditionnelles seraient ringardes, chacun devrait pouvoir vivre sa vie comme bon lui semble, et il ne serait pas nécessaire d'établir des référents artistiques communs. Qu'est-ce que cela implique du point de vue ethnique?