Dans Colonialism and the Emergence of Science Fiction, John Rieder explique que ce style se caractérise par ses spéculations futures liées à des événements réels. Des auteurs du XIXe siècle comme Mary Shelley, H.G. Wells et Jules Verne ont intégré des thèmes colonialistes tels que l'exploration et l'exploitation pour composer leurs œuvres. Par la suite, une littérature critique a vu le jour ; pensons par exemple à Heart of Darkness ou Burmese Days qui abordent la corruption, le racisme et l'aliénation liés à l'impérialisme européen.
Aujourd'hui, cette fiction dépasse la réalité. En effet le monde est connecté comme jamais grâce à Internet et on peut franchir la moitié du globe en un rien de temps. Sur le plan de l’éthique, de nombreux académiciens adhèrent à la Théorie Critique de la Race (CRT). Ces derniers postulent que le racisme serait une caractéristique unique aux blancs puisqu'eux seuls ont eu le pouvoir de l'institutionnaliser. Pierre Van den Berghe, lui, n'est pas de cet avis. Selon ce dernier, la dominance des empires européens sur les autres groupes ethniques est un épiphénomène lié à leurs prouesses scientifiques ainsi qu'à leur tentative d'élaborer une morale universelle. Qui dit vrai?
Cet essai vise à démontrer la justesse de la thèse de Van den Berghe. Dans un premier temps, il sera question des technologies européennes, sans lesquelles leur colonialisme international n'aurait jamais pu avoir lieu. Ensuite, une analyse comparative de l'esclavage à travers les cultures permettra de comprendre les caractéristiques uniques qui ont permis l'universalisme séculaire des Européens. Pris ensemble, la science et l'éthique sont les réels héritages durables des empires blancs qui perdurent après leur passage.
Dominer par la science plutôt que le nombre
Les technologies de transport développées dès le XVIe siècle, telles que les caravelles, les galions et plus tard les bateaux à vapeur, ont considérablement modifiées les relations ethniques en facilitant les voyages et le transport de marchandises. Selon Fernand Braudel, l'essor des réseaux commerciaux a intensifié les échanges entre les cultures, introduisant de nouvelles dynamiques économiques et sociales. Van den Berghe souligne que ces interactions ont engendré des métissages et des conflits ethniques, redéfinissant les identités culturelles. Par exemple, les mariages interethniques dans les colonies espagnoles ont créé des populations métisses, tandis des nouvelles hiérarchies sociales sont apparues dans les Amériques. Le transport maritime a permis la colonisation, l'esclavage et la migration massive, modifiant les structures sociales des régions touchées. La révolution industrielle a amplifié ces effets avec la production de masse et la disponibilité accrue de céréales bon marché, favorisant l'urbanisation et les déplacements de populations.
Les technologies militaires développées dès le XVIe siècle, telles que les canons, les mousquets et les fortifications avancées, ont profondément transformées les relations ethniques. Dans The Gunpowder Age, Tonio Andrade explique que les Européens ont eu l'opportunité de développer une science militaire supérieure grâce à une compétition intense entre les États et une économie propice à l'innovation. Van den Berghe souligne que ces avancées ont permis aux Européens de dominer militairement d'autres sociétés, facilitant ainsi les conquêtes coloniales. Cette supériorité a entraîné des déplacements de populations, des asservissements et des réorganisations sociales drastiques, remodelant les structures ethniques des régions conquises. Par exemple, la colonisation des Amériques a conduit à l'imposition de systèmes de castes, l'esclavage des Africains, et l'expropriation des terres autochtones. En Inde, la domination britannique a restructuré la société autour de nouvelles hiérarchies économiques et administratives, accentuant les divisions ethniques et de caste. Aujourd'hui on réalise que cette course à l'armement aura eu un effet délétère sur toute forme de conflit puisque chaque altercation a un potentiel d'anihilation.
Les innovations médicales entre le XVème et XIXème siècles, telles que la vaccination contre la variole ou encore les techniques de quarantaine, ont eu un impact majeur sur la colonisation. Selon Van den Berghe, ces avancées ont permis aux Européens de survivre dans des environnements tropicaux autrefois hostiles, rendant des régions auparavant inaccessibles, colonisables. Par exemple, l'utilisation de la quinine a été cruciale pour la conquête et la colonisation de l'Afrique subsaharienne, où le paludisme était une barrière redoutable. De même, la vaccination a réduit la mortalité due à des maladies endémiques comme la variole, facilitant l'installation durable des colons en Inde et en Amérique du Sud. Ces innovations médicales ont ainsi permis une expansion coloniale plus profonde et étendue, transformant les structures ethniques et sociales des régions colonisées, et entraînant des réorganisations importantes des populations locales. Au final l'écosystème n'est plus un facteur de sélection physiologique, et lorsque la science médicale est impuissante c'est le cas pour le reste du globe.
Les origines anthropologiques de l'universalisme séculier
Van den Berghe souligne que l'esclavage est une constante historique parmi les peuples, mais que seuls les Européens ont éradiqué la pratique et accepté de payer des réparations pour s'en excuser. Du XVIe au XIXe siècle, le colonialisme international a utilisé environ 12 à 15 millions d'esclaves africains à des fins mercantiles. À titre de comparaison, la traite d'esclaves musulmane est estimée à 17 millions d'individus du VIIe au XXe siècle, et en Inde, on considère qu'il existe encore 11 millions de personnes vivant dans des conditions d'esclavage. Pourtant, seuls les Européens ont condamné cette pratique jusqu'à son abolition totale. Quelle est la cause de cette particularité ?
Ce qui distingue les Européens par rapport à l'esclavage est l'évolution de sa justification, passant d'un phénomène purement matériel et économique à un interdit moral universel. Des scientifiques comme Samuel Morton ont tenté de prouver la supériorité biologique de certaines races, tandis que des hommes d'État comme James Madison soutenaient que l'esclavage était crucial pour la prospérité économique. Par la suite, des figures morales, autant religieuses que séculières, ont combattu ces idées et plaidé pour l'abolition. Wilberforce, chrétien, s'accordait avec des rationalistes des Lumières comme Rousseau sur l'idée d'un droit naturel universel favorisant la justice et l'égalité. L'industrialisation a invalidé les arguments économiques en faveur de l'esclavage, permettant ainsi son abolition et la transformation des esclaves en citoyens égaux. En contraste, l'Inde et les sociétés islamiques n'ont pas aboli l'esclavage avant le colonialisme européen. Elles possédaient des textes religieux et juridiques comme le Manusmriti et la Sharia qui intégraient la pratique en justifiant spirituellement la supériorité matérielle des maîtres (réincarnation dans le cas de l'Inde et accumulation de mérite via un bon traitement dans celui de l'Islam). De plus, ces sociétés n'ont pas développé de technologies optimisant la production, rendant ainsi l'esclavage une nécessité économique.
Finalement, des caractéristiques anthropologiques spécifiques aux Occidentaux ont facilité l'élaboration d'une morale séculière universelle. Selon Emmanuel Todd et Alan Macfarlane, la sphère européenne se distingue par des structures familiales nucléaires, incluant parfois les grands-parents et excluant les mariages entre cousins. À l'inverse, les cultures islamiques et indiennes favorisent des familles élargies dites communautaires et/ou endogames. David Pryce-Jones, dans The Closed Circle, décrit comment le monde arabe favorise une société de cercles fermés via des liens claniques forts. Encore aujourd'hui au Yémen, les chefs tribaux jouissent d'une autorité locale qui leur permet de négocier directement avec les forces armées étrangères en outrepassant le gouvernement. De même, M. N. Srinivas, dans Caste in Modern India, explique que ce système perpétue des obligations rigides envers la famille. L'émission Indian Matchmaking disponible sur Netflix est littéralement une glamorisation du mariage intra-caste arrangé... Toutes ces mœurs tribales entravent le développement d'une morale universelle où la valeur de l'individu ne dépend pas de son clan. Ces structures créent des intermédiaires politiques et des cercles d'intérêts fermés qui amenuisent la centralisation du pouvoir. Par contraste, la famille occidentale favorise l'autonomie des jeunes adultes, un mariage tardif ainsi que des rôles clairs et égaux. Cela facilite l'émergence d'une conscience individuelle où chaque membre est responsable de ses actions, indépendamment de liens étendus. Cela implique également que le pouvoir aura tendance à se centraliser au niveau de l'État et que ses règles seront appliquées uniformément indépendamment de la caste ou du clan.
Géo-ingénérie du biotope hypermoderne
Quelques décennies après le dernier Lebensraum, les ruines des empires coloniaux européens cherchent l'absolution pour leurs péchés historiques. Les vestiges des gouvernements nationaux doivent conserver les reliques nucléaires en évitant à tout prix de les utiliser. Les frontières sont désormais taboues et s'effacent sous une marée humaine en exode vers les succursales du rêve américain. Les différents chœurs politiques sont pétrifiés par la peur de ressusciter l'Antéchrist et de reculer vers l'an 1000. La planète, au zénith de sa population, distribue miraculeusement des glucides bon marché via un circuit logistique transocéanique. La climatisation permet des matines uniformisées qui régulent les horaires de travail à l'échelle du globe. L'exosphère accueille une congrégation de satellites permettant une communication digitale à une vitesse télépathique. À peine 30 ans après son avènement, ce vitrail lumineux qu'est le smartphone est possédé par presque tous les jeunes de la planète. Ces derniers sont d'ailleurs obnubilés par le conflit israélo-palestinien. Chaque camp utilise les réseaux sociaux pour prouver la barbarie dont ils sont victimes, de même que les manifestants qui filment leurs interactions avec la police. Il n'y a qu'une race, la race humaine, dressée à faire pitié.
Van den Berghe, P. L. (1981). _The Ethnic Phenomenon_. New York: Elsevier.
Andrade, T. (2016). _The Gunpowder Age: China, Military Innovation, and the Rise of the West in World History_. Princeton University Press.
Braudel, F. (1992). _The Wheels of Commerce: Civilization and Capitalism 15th-18th Century_. University of California Press.
Pryce-Jones, D. (1989). _The Closed Circle: An Interpretation of the Arabs_. Harper & Row.
Srinivas, M. N. (1962). _Caste in Modern India and Other Essays_. Asia Publishing House.
Macfarlane, A. (1978). _The Origins of English Individualism: The Family, Property, and Social Transition_. Blackwell.
Todd, E. (1985). _The Explanation of Ideology: Family Structures and Social Systems_. Basil Blackwell.
Rieder, J. (2008). _Colonialism and the Emergence of Science Fiction_. Wesleyan University Press.
19th Century Racial Theory. (n.d.). Retrieved from [https://19thcentury.us/19th-century-racial-theory/](https://19thcentury.us/19th-century-racial-theory/)
Phrenology and Scientific Racism in the 19th Century. (2017). Retrieved from [https://pages.vassar.edu/realarchaeology/2017/03/05/phrenology-and-scientific-racism-in-the-19th-century/](https://pages.vassar.edu/realarchaeology/2017/03/05/phrenology-and-scientific-racism-in-the-19th-century/)
Confronting Anti-Black Racism: Scientific Racism. (n.d.). Retrieved from [https://library.harvard.edu/confronting-anti-black-racism/scientific-racism](https://library.harvard.edu/confronting-anti-black-racism/scientific-racism)
TECHNOJESUSKING par BEEPLE (Mike Winkelmann)